Dietrich Bonhoeffer ou comment parler aux sans religion?

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Dietrich Bonhoeffer ou comment parler aux sans religion?

Serge Molla
26 novembre 2010
La tentation est forte. De vouloir s'abriter en cas de tempête. Mais certains individus osent un autre choix. Le théologien Dietrich Bonhoeffer, pris dans la tourmente de la Seconde guerre mondiale, est l'un d'entre eux.



Plus les années passent, et plus la figure de Dietrich Bonhoeffer, peu connu de son vivant, s’impose. Ses livres constamment traduits et réédités, en sont la preuve. Du coup, on pourrait penser que leur auteur n’était qu’un intellectuel en chambre. Mais l’homme s'est vite trouvé emporté par le mouvement de l'histoire.

Cet étudiant brillant a déjà publié deux thèses à 23 ans. En 1939, il arrive aux Etats-Unis avec un job de chargé de cours. Il a donc tout le loisir d’y rester « planqué », mais il refuse cette option et décide de rentrer immédiatement. Pourquoi ? C’est pour lui un impératif et il s’en explique : " J’ai commis une faute en allant aux Etats-Unis. Je dois vivre cette période difficile avec les Allemands. Si je ne participe pas, avec mon peuple, aux épreuves actuelles, je n’aurai pas le droit de participer à la reconstruction (...) après la guerre. "

Bon élève ou bon disciple ?

Fils de bonne famille aisée, le jeune pasteur, docteur en théologie, né en 1906, est issu d’un milieu « joyeux et protégé ». Ce qui ne l'a guère préparé à se montrer proche des défavorisés. C’est à peine ses études achevées, en 1928-1929 et à l’occasion d’un vicariat à Barcelone, qu’il se confronte pour la première fois à la pauvreté et aux défis d’une prédication pertinente.

Il commence alors à voir les choses autrement, ce qu’accentuera son séjour à New York, en 1930-1931, comme boursier au Union Theological Seminary. C’est en effet là qu’il découvre, grâce à un camarade d’études et ami « Frank Fischer », la communauté et l’Eglise noires, victimes d’une ségrégation qui le trouble, profondément : « Si un jour, le Christ noir des jeunes poètes afro-américains s’oppose au Christ blanc, cela attestera d’une faillite profonde au cœur de l’Eglise de Jésus-Christ. »

La dernière question responsable n’est pas comment je me tire d’affaire héroïquement, mais (comment) une génération à venir doit continuer de vivre.

De retour au pays, le jeune professeur de théologie partage ses impressions avec ses étudiants et son entourage et se montre de plus en plus soucieux des nuages du national socialisme qui s’amoncellent sur son pays. Le 30 janvier 1933, le maréchal Hindenburg demande à Hitler de devenir Chancelier du Troisième Reich allemand. Le 5 septembre, l’Eglise à laquelle appartient Bonhoeffer accepte de signer le tristement célèbre paragraphe aryen : désormais il est interdit à quiconque ayant du sang juif ou marié avec un juif d’exercer un ministère public dans l’Eglise.

Pour Bonhoeffer, alors pasteur de la paroisse allemande de Londres (octobre 1933 - avril 1935), le ver est dans fruit : « Chasser les Juifs de l’Occident signifie chasser le Christ, car Jésus Christ était juif. » Il s’emploie donc avec quelques autres pasteurs à organiser des séminaires de formation illégaux et à créer l’Eglise confessante (29-31 mai 1934), cette petite part de l’Eglise protestante qui résistera au nazisme.

Il considèrera dès lors « les grands événements de l’histoire mondiale à partir d’en bas, depuis la perspective des exclus, des suspects, des maltraités, des gens sans pouvoir, des opprimés et des honnis – en un mot : de ceux qui souffrent. » Autant dire qu’il ne suit pas le mouvement général : il refuse d’agir comme la majorité et de se plier aux diktats.

Fécondité de la dure réalité

On étudie souvent la pensée de Bonhoeffer sans prendre en compte son retour au pays et sa participation au complot du 20 juillet 1944 contre Hitler, cause de son arrestation, de son incarcération dès avril 1943 et, finalement, de sa pendaison le 9 avril 1945, à peine quelques semaines avant la fin de la guerre. Ces options n’étaient pourtant pas marginales. Sinon, aurait-il manifester à Gandhi son désir de le rencontrer et de compléter sa formation à ses côtés ?

Là encore, il renonce à ce voyage en Inde pour manifester sa fidélité à la population allemande. Le chemin du disciple ne diffère pas de celui de son maître, il emprunte des durs sentiers analogues. De même, s’il participe activement à une conjuration, c’est convaincu que sa mission consiste précisément à faire face à un cas limite, extrêmement problématique : « La dernière question responsable n’est pas comment je me tire d’affaire héroïquement, mais (comment) une génération à venir doit continuer de vivre. » C’est dire qu’aux yeux de l’auteur d’une Ethique (inachevée), il est des temps particuliers qui peut-être n’offrent pas d’autre alternative que de « se salir les mains » (devenir conjuré).

Je me suis souvent demandé ici, où est la limite entre la résistance nécessaire contre le ‘destin’ et la soumission,
tout aussi nécessaire.

« Ne pouvez-vous veiller une heure avec moi ? » Cette question de Jésus à ses disciples juste avant son arrestation au jardin de Gethsémani résonne en lui et l’accompagnera les deux ans qu’il passe en prison. Autrement dit, Bonhoeffer y entend un appel à rester témoin dans un monde indiffèrent, voire hostile. Nourri de la lecture de la Bible qui rythme ses journées carcérales, le pasteur-théologien résiste à tout ce qui pourrait faire croire que l’Etat l’a vaincu, tout en se soumettant aux faits.

« Je me suis souvent demandé ici, écrit-il le 21 février 1944, où est la limite entre la résistance nécessaire contre le ‘destin’ et la soumission, tout aussi nécessaire. » Autant dire qu’en prison comme en liberté, il veut « vivre réellement dans le monde sans Dieu et ne pas essayer de camoufler, de transfigurer religieusement l’état sans Dieu de ce monde » (18 juillet 1944). Jusqu’au bout, il désire comprendre l’évolution du monde, tout au moins occidental. Il pressent que « nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion. »

C’est pourquoi ses questions pertinentes n’ont pas fini de résonner, aujourd’hui encore : « Comment le Christ peut-il devenir le Seigneur des sans religion ? Y a-t-il des chrétiens sans religion ?... Comment parler de Dieu ‘de façon séculière’ ? » (30 avril 1944). A les relire, on les croirait rédigées ce matin. Et si ces derniers mots furent effectivement les suivants : « C’est la fin – pour moi, le commencement de la vie », cette ultime façon d’inverser les priorités est bien celle d’un résistant qui n’a pas fini de bousculer les idées reçues. A suivre.

Lire

  • Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Genève, Labor et Fides, 2006.
  • Curtis Paul DeYoung, Mystiques en action. Trois modèles pour le XXIe siècle : Dietrich Bonhoeffer, Malcolm X, Aung San Suu Kyi, Genève, Labor et Fides, 2010.
  • Henry Mottu, Dietrich Bonhoeffer, Paris, Cerf, 2002.